Numérique ? Deviendrions-nous des binaires ?
Que ce soit dans la vie quotidienne, dans nos occupations socio-professionnelles, dans nos loisirs et, de manière concomitante, dans le domaine de l’éducation à différents niveaux (« l’école » de l’enseignement primaire au supérieur, un lieu d’apprentissage toute la vie durant), le numérique fait couler beaucoup d’encre (de stylos ou d’imprimerie ?). D’aucuns lisent dans cet essor en accélération rapide voire exponentielle (quelques milliers d’années pour l’écriture, quelques centaines pour l’imprimerie, quelques dizaines pour le numérique), une forme d’aliénation « de l’humain » par la machine ou encore de dissolution de notre identité dans le réseau voire un appauvrissement sans précédent des interactions édificatrices de notre société. D’autres, en constatant ce « Tsunami numérique » (Davidenkoff, 2014) ou cette « Transition fulgurante » (Giorgini, 2014), prédisent l’avènement d’un nouveau monde (une nouvelle Renaissance) et, puisqu’elle y est incluse et qu’elle y prépare, d’une nouvelle « école » aux vertus émancipatrices. Considérant qu’en ce domaine l’aliénation et l’émancipation sont deux solutions de cette problématique pharmacologique (selon Bernard Stiegler, le pharmakon de Socrate reste d’application pour le numérique comme il l’a été pour l’écriture et l’imprimerie en considérant ces révolutions, toutes et à la fois comme un remède et comme un poison), nous souhaitons questionner cette effervescence voire cet « imaginaire » afin d’en dégager les phénomènes précurseurs de la Société de demain et de son école … déjà et dorénavant numérique.
Mais tout d’abord, qu’est-ce que c’est « le numérique » ? Etymologiquement, la numérisation transforme en données numériques (des nombres, des séries de nombres) un objet continu, analogique : on parlera ainsi d’image numérique, de son numérique. Ce processus de réduction (ces nombres étant in fine traduits dans un système binaire, les bits) permet par recombinaison ou superposition de redonner une « image » de la réalité entendue, observée, vécue … cela dépendant bien entendu de la qualité de la numérisation, sa finesse, sa résolution.
Image prélevée du Blog http://blog.dubspot.com/understanding-audio-interfaces/ et « numérisée » par mes soins. On fait mieux au niveau de la résolution !
L’évolution du World Wide Web … tous auteurs, acteurs ?
Le pas est donc aisément franchi d’associer le numérique à l’informatique comme nous le remarquons bien souvent dans l‘interprétation réductionniste de l’école numérique en école informatisée ou encore de la transformation, tout aussi abusive, d’éducation numérique en formation en informatique. Entre condition nécessaire (l’utilité et la disponibilité des outils technologiques) et condition suffisante (accéder à la société numérique en évitant la fossilisation des pratiques, de refaire comme avant avec le nouveau) … l’amalgame est aisé. L’innovation de maintien a la vie dure par rapport aux innovations de ruptures dont nous parlerons.
Mais cette transformation de la variété en chaines de « 0 et de « 1 » (pour reconstituer ensuite une instance de cette variété) a porté très vite non seulement sur les objets mais également sur leurs liaisons (les fameux hyperliens, ces mots en bleu-souligné sur lesquels vous cliquez en passant ainsi d’une interprétation à l’autre, en passant d’un certain degré de précision à un autre …) donnant ainsi accès à une variété encore plus large de représentations, d’interprétations … C’est ainsi que naissait, au début des années 90, le Web (la toile d’araignée mondiale) d’abord accessible, en mode édition ou production, seulement à ceux qui maîtrisaient les codes et les langages informatiques nécessaires pour publier et interconnecter ce vaste système d’informations (on se souviendra du html et des protocoles de transfert ftp devenus depuis lors transparents pour l’utilisateur) : on y détecte un nombre restreint d’éditorialistes et un grand nombre en augmentation rapide de lecteurs, de spectateurs, de consommateurs ! Dix ans plus tard, utilisabilité et ergonomie aidant, le Web 2.0 allait donner progressivement à ces derniers un rôle de consomm’acteurs. Le fait de pouvoir ou de devoir s’identifier (les fameux « login » et « mot de passe ») sur un site leur permettait de (1) se faire reconnaître par le Web devenu service et recevoir ainsi les informations qui leur étaient destinées (un site commercial se transformera pour vous donner les nouveautés qui vous intéressent en fonction de l’historique de vos visites antérieures), une forme de Web réactif et (2) de recevoir (sans vous rendre sur le site) les alertes ou notifications qui correspondent à certains choix que vous avez marqués au hasard des navigations, une forme de Web proactif. C’est ainsi que nous publions nos avis, nos commentaires, nos coups de cœur (j’aime !), que nous soumettons nos idées sur notre Blog en attendant les commentaires de notre lectorat, que nous établissons une chaîne neuronale toute virtuelle avec la Communauté … que nous apprenons ?
Image prélevée sur le site : http://www.tourisme-tic.com/evolution-du-web/ (source originale non identifiée)
Ce faisant, c’est l’identité même de l’utilisateur qui est numérisée au niveau de ses habitudes, de ses intérêts, de sa communauté (les amis) en voie de virtualisation toujours plus prononcée sur le Web ou « nous reprenons connaissance ». En parallèle ou en contrepartie, ce consommateur, certes de plus en plus exposé à l’hameçonnage (le côté obscur), se retrouve affublé d’une panoplie en extension d’outils lui permettant lui-même (le côté clair) de publier, de recevoir des commentaires, de s’affilier à une communauté qu’il va suivre (ses followings) ou encore d’en créer une, personnelle cette fois-ci, peuplée de ses followers. Le numérique quitte ainsi, sans la nier ou la déprécier, la sphère de la numérisation des objets pour entrer dans celle de la connectivisation des relations entre humains. Serait-ce aussi notre intelligence – étymologiquement, le préfixe inter- (« entre ») et le verbe lĕgĕre (« cueillir, choisir, lire ») – qui s’externalise par une sorte d’assimilation et d’accommodation piagétienne au niveau global ? C’est là, au delà de la médiatisation des ressources, dans la médiation numérique des interactions, que se niche « le numérique ». Vous l’avez compris, entre aliénation et émancipation, le chemin est étroit. Une question d’école et d’éducation (e-ducere, conduire au dehors) sans doute qui dépasse allègrement les utilisations (fonctionnelles) voire même les usages de l’outil en lui-même. Pourquoi dès lors ramener la question du numérique à celle des équipements … c’est une condition nécessaire certes mais le risque d’enlisement est grand. Apprendre, c’est aussi mettre de l’ordre dans le désordre, les curateurs du Web comprendront (voir en bas de ce billet quelques prolongations de ce paragraphe).
Ainsi le numérique bouleverse non seulement notre rapport aux savoirs (désormais transmis), nos rôles … mais aussi nos façons de réagir, d’agir et d’interagir. « L’ubérisation » se propage au travers de l’horizontalisation des pratiques. Il y a quelques années, nous recourions à « l’expert » pour prendre nos vacances (Le guide Michelin versus TripAdvisor), pour nous soigner (Le médecin généraliste versus Doctissimo), pour apprendre (Le professeur versus les MOOCs ou la Khan Academy) … le collectif, la validation par le collectif remplacera-t-il « l’expert » ? Les classes inversées ne proviennent pas d’une nouvelle théorie pédagogique en vogue, elles sont l’émanation de pratiques, d’analyse de pratiques, de partage de pratiques … en dehors de tout décret. Je ne veux être considéré comme un des apôtres d’une nouvelle société en construction. Je m’interroge sur comment nous, les humains, allons profiter de ces espaces de liberté, de décision, de partage et d’expérimentation que nous offrent les technologies. Les technologies nous condamnent à devenir intelligents (Michel Serres, 2007). Quel sens redonner à la présence ?
Comme l’explique Joël de Rosnay « Voyage vers le futur, mon entreprise en 2030« , Alibaba est considéré comme le plus grand magasin du monde et il n’a pas de stocks. Uber, la société de taxis ne possède pas de véhicules. Booking.com est une chaîne hôtelière qui ne possèdent pas d’hôtels. Ils minimisent ainsi les coûts inhérents à ces entreprises (stocks, véhicules, bâtiments) les faisant supporter par d’autres et en jouant le rôle d’une sorte de courroie de transmission horizontale – sans intermédiaires – entre les utilisateurs, les consommateurs, les producteurs, nous ! Et l’entreprise-université ou l’entreprise-école du futur ? Considérant que les savoirs sont transmis (bien souvent en Open et en ligne, les OER ou Open Educational Resources), considérant qu’une large part des interactions peut aussi être externalisée, combien de temps faudra-t-il pour « ubériser » ou « googleliser » l’éducation ? A quand la MOUC, la Massive Open University in the Cloud ? Si nous allons tous apprendre toute la vie durant, qui seront nos enseignants ? Des structures pourraient alors émerger pour offrir ou vendre le tutorat et l’accompagnement. Et l’évaluation … badges, portfolios vous avez dit ? Une façon de répondre à la demande de formations à la carte des futurs apprenants toute la vie durant, non ? Le salut ? Encore une fois, redonner du sens à la présence ! Telle est ma quête face aux opérations que préparent déjà les membres du GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) …
Outillage, instrumentation … médiation aussi ?
En résumé : De tout temps, les Hommes ont inventé des outils pour faciliter leurs labeurs, se libérer des tâches répétitives … et des instruments pour mieux discerner les événements, la réalité. Le numérique y participe en créant ainsi de nouveaux espaces de liberté. Tout d’abord, même si l’adjectif « numérique » accompagne de plus en plus souvent les nominatifs Société, École, Humanités … ses attributs ou ses valences (la valeur que nous lui attribuons) sont loin d’être clairs. S’agit-il de la numérisation des médias (le texte, l’image, le son … le MOOC se réduisant en une succession de symboles binaires pour se diffuser plus aisément), d’outils informatiques augmentant notre emprise sur le réel, ses manifestations et sa symbolique ou encore d’instruments technologiques (Rabardel & Samurçay, 2001) contribuant à notre intelligence en démultipliant le champ des interconnections possibles ? Depuis la nuit des temps, les outils, les technologies nous libèrent mais pour quoi faire ? (Michel Serres, 2012). S’agit-il tant d’outils, de techniques et de technologies que d’attitudes, de comportements, de mentalités ?
Image prélevée sur : http://myscreens.fr/2010/cinema/culte-du-dimanche-2001-lodyssee-de-lespace/ du film « 2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick. Ce futur hominidé découvre le « marteau » … quelques instants plus tard, il l’utilisera pour éliminer un rival en lui fracassant la tête.
On le comprendra : les techniques tout à la fois contribuent à notre développement en tant qu’espèce et nécessitent de nouvelles règles, des balisages pour ces espaces de liberté dont nous avons parlé, un nouvel « ordre social ». Comment, dans ce « changement de phase » au niveau sociétal, dans cette préoccupation toute systémique allons-nous parvenir à générer de « l’ordre dans le désordre » ?
Tendances et constatations du connectivisme
Il nous faut donc maintenant essayer de qualifier ce numérique en tentant, par une définition en extension, de discerner certains de ses attributs constitutifs les plus déterminants pour ensuite seulement pouvoir décrire et discuter l’école de demain. C’est ainsi que nous proposons au débat certains « shifts » ou transformations déjà en cours dans notre société connectée (Siemens, 2005) ; nous les relierons avec les tendances et constatations proposées par Siemens :
- Des savoirs diffusés dans des « cercles fermés » (par les livres, dans les classes ou amphis …) à des savoirs ouverts et diffusés à l’échelle planétaire, connectés entre eux et en perpétuelle re-construction collective …
- De nombreux apprenants vont rencontrer des domaines de connaissances et de compétences variés et parfois sans liaison (entre elles et avec leurs études) au cours de leur carrière
- Des modes de communication, d’échanges ou de transactions verticaux (top-down ou parfois bottom up) à des communications, des échanges ou des transactions davantage horizontales en mode réseau ouvert (parfois dénommé du terme ubérisation marquant ainsi des modes interconnectés et décentralisés qui échappent aux structures pyramidales actuelles et en profitent)
- L’apprentissage informel devient de plus en plus une partie de l’expérience d’apprentissage
- D’une « informatique » fonctionnelle (comment utiliser tels ou tels logiciels de type « usine à gaz » …) à une « informatique » relationnelle orientée usages spécifiques eux-mêmes orientés utilisateurs (simplicité, versatilité, utilisabilité, accès direct …)
- Les technologies sont en train de changer fondamentalement nos façons de penser. Elles modifient notre «cablage cérébral». Pas mal de processus sont actuellement de plus en plus et de mieux en mieux assumés par les TIC
- D’espaces et de temps (de formation, d’activités socio-professionnelles …) fortement localisés à une abolition des limites propres aux espaces-temps physiques par le biais des technologies ubiquitaires ou synchrones …
- L’apprentissage devient un processus commun aux apprenants, aux acteurs de la société et aux institutions (l’entreprise apprenante)
- Des temps de l’apprendre initiaux ou continus fortement inscrits au début de la vie des individus à un apprentissage toute la vie durant
- L’apprentissage est un processus continu qui se déroule tout au long de la vie
- D’un cloisonnement disciplinaire à une nécessité de pluri ou d’interdisciplinarité entrainée par la complexité des problèmes rencontrés et des compétences nécessaires pour les résoudre … aussi d’un décloissonement entre théorie et pratique, ces dernières s’enrichissant l’une l’autre en perspective systémique
- Le Savoir et le savoir-faire (les connaissances déclaratives et procédurales) sont en train d’être supplantés par le « savoir où et quand », les connaissances conditionnelles (que se passera-t-il si … ?)
La figure ci-dessous essaie d’illustrer ces changements que vont encourir les « citadelles des savoirs ».
« L’école » en 2026
C’est à partir de ces constats et tendances sociétales encore embryonnaires mais déjà bien ancrés dans nos habitudes, que nous dresserons les grandes orientations de l’école de demain, de la formation 2.0 des étudiants et des enseignants, des rapports aux savoirs et aux rôles et de l’apprentissage numérique pour une véritable intelligence collective. Voici quelques unes de ces orientations proposées lors d’une conférence en 2014 à la HES-SO (Haute école spécialisée de Suisse occidentale) pour ses dix ans (j’ai un peu adapté pour 2026 !) :
Alors, le numérique, dans la société ou l’école, le côté clair ou le côté obscur, un remède ou un poison, Prométhée ou bouc émissaire, dieu Thot inventeur jubilatoire de l’écriture ou pamphlétaire luciférien, je ne sais pas. L’un ou l’autre ? Sans doute les deux à la fois. A chaque fois, l’image de l’expérience optique des fentes du physicien Young me revient. Dans une compréhension déterministe, la particule de lumière passera-t-elle par la fente A ou la fente B ? En tant que onde, la lumière passe par les deux fentes à la fois apportant alors la variété et la richesse de la figure de diffraction pleine d’interférences constructives ou … destructives. Il faut le savoir, mais que ceci ne nous empêche pas d’avancer, d’expérimenter, de partager ! Une réponse à la polarisation du pharmakon, entre le remède et le poison, faut-il choisir ?
Comme à la Renaissance du XVème siècle, au cours de laquelle l’Homme s’est débarrassé du cortège de divinités de toutes sortes qui influençaient ses bonheurs et ses malheurs et déterminaient les phénomènes naturels pour les comprendre par la science naissante (héritée de l’antiquité), nous assistons probablement à l’instauration d’une nouvelle Humanité, d’une autre Renaissance, ou mieux à un parachèvement de l’idéal démocratique. L’enjeu est d’importance et dans le sens que nous avons décrit l’école sera « numérique ». C’est vrai que l’idéal démocratique et la science des anciens grecs, transportés par les arabes et les juifs, ont resurgi lors de la première Renaissance avec une contribution forte d’une invention technologique, le livre. A l’heure actuelle, le numérique rend possible d’autres pédagogies pour les humains connectés même si les ingrédients de ces pédagogies étaient déjà déclarés ou annoncés il y a longtemps déjà. Ainsi, la renaissance numérique a ce potentiel de ravigoter ces idéaux démocratiques (au sens premier, au sens fort) dans une connaissance de mieux en mieux ou de plus en plus partagée. Ne remettons donc pas « le numérique » sur le socle des divinités anciennes en mettant en avant leurs caractéristiques « magiques ». L’humanité numérique, c’est nous !
Et vous, les numériques … surtout, commentez, déconstruisez, reconstruisez …
Voir aussi :
– Autant savoir … des savoirs formalisés à l’intelligence collective
– Ordre et désordre dans l’enseignement et l’apprentissage avec le numérique
Pour aller plus loin, plus profond … ailleurs : Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique (Editions du Seuil, 2011) :
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